Nous, on n'a même pas atteint le quart de siècle. On est encore dans la catégorie des petits. Et pourtant, nous, on a déjà bien palpé la vie.
Nous, on a eu le courage et la persévérance de suivre deux, trois, et même quatre années de classe prépa dans un lycée où seuls comptent les pourcentages de réussite au concours, dans une formation où les matières enseignées n'existent nulle part ailleurs à ce niveau, dans un microcosme en-dehors duquel personne n'est apte à saisir réellement l'intérêt et la passion que l'on peut développer à ingurgiter tant de culture. Plusieurs années où l'on a appris ce qu'échec signifiait, où l'on a apprit à dépasser la rivalité pour s'entraider, où l'on a apprit ce que c'était qu'être fier de soi, mais surtout être fier des autres, de ceux qui vous ont accompagné tous les jours alors qu'ils subissaient le même calvaire. On a apprit l'amitié, la véritable, celle qui dure une vie entière, parce qu'on a vécu ensemble, on s'est réjouis des mêmes choses, on a appréhendé les mêmes épreuves, on a essuyé les mêmes échecs.
Nous, on a aussi pour certains subi la projection dans le monde réel, celui qui n'en a rien à faire d'où vous venez, celui qui vous demande de vous plier à un autre modèle, celui qui vous impose de faire de nouveaux choix alors qu'on pensait nos routes toutes tracées. On a modifié nos projets professionnels, on s'est pliés à l'apprentissage bête et méchant de trois éléments censés constituer une culture universitaire. On s'est trouvés démunis, perdus, et puis il a fallu s'y remettre, se dire que tout ce qu'on avait acquis jusqu'ici ne ressortirait pas aux examens, parce que le jury s'en fiche.On a rencontré d'autres gens, qui eux se battaient déjà depuis des années, qui cherchaient déjà un travail pour valoriser des diplômes qui ne représentent rien.
On a trouvé chacun des petits boulots pour poursuivre, on a pris des logements que nos parents ne subventionneraient plus désormais, puisqu'on n'avait plus l'excuse de la prépa. On a appris à s'autogérer, à régler des impayés, à réparer des fuites d'eau, à subir des pannes de chauffage, des tortures de colocataires, tout ça après une journée de fac et de mise en rayonnages à la bibliothèque, ou de baby-sitting, ou de cours particuliers, ou de service de glaces, ou de festival. On a lavé nos vêtements tout seuls, on a adapté notre régime alimentaire en fonction de nos ressources, on a organisé des soirées pâtes-carbo-rock-à-deux-temps dans des 20m², des pique-niques publics, des retrouvailles à la bibliothèque, des papotages interminables sur un clic-clac avec des dizaines de cigarettes et des croques-monsieur. On s'est accompagnés dans des endroits invraisemblables, on a parfois parcouru des centaines de kilomètres ensemble. On a ri, on a souffert, on s'est tus, on s'est éloignés, on s'est retrouvés, on n'a jamais cessé de s'aimer.
On est partis dans des endroits différents. A Bordeaux, à Saint-Cloud, en Chine, à Draguignan, en Grèce, à Angers, en Angleterre, au Canada. On ne se téléphone pas très souvent. On ne s'écrit pas tellement. Pourtant on s'aime, on ne s'oublie pas. On a trouvé un vrai job, qui suit nos études, ou on a trouvé un autre job d'appoint pour les poursuivre encore plus haut. On en bave pour ce job, parce qu'il est alimentaire, parce qu'on s'en fout, au fond, parce qu'on en a perdu un, retrouvé un autre, ou qu'on n'en n'a plus pour le moment, mais on apprend à se taire, à ronger son frein.
On s'occupe de sa famille, on refait ses plans de vie pour accompagner quelqu'un qui déprime, ou pour s'abîmer dans une histoire sans vérité, ou pour s'éloigner de quelqu'un de dangereux, ou pour se marier, ou pour partir à la découverte d'une autre vie. On apprend à fabriquer des tiroirs dans sa tête pour que tout n'interfère pas. On apprend à s'équilibrer peu à peu, à se rendre indifférents à la méchanceté pour mieux s'émerveiller de la gentillesse.
On a tous perdu un être cher au cours de ces six dernières années, tous. On a tous vécu une épreuve que l'on pensait insurmontable. Et même plusieurs. On a tous franchi les kilomètres qui nous séparaient de la Raison. Et tous, on est là, et on sait que l'on a une valeur inestimable.
Les autres, ceux qui ont déjà trente ans, ceux qui prétendent vous enseigner la vie, n'ont pas vécu ça. Ils n'ont pour eux qu'une date, plus avancée, de naissance. Ils ont un âge sur une carte d'identité, mais un autre au fond d'eux-mêmes. Ils vous parlent de maturité, d'expérience, d'honnêteté, mais sans être ni matures, ni expérimentés, ni honnêtes. Ils sont comme des livres que l'on feuillette sans parvenir à y trouver un quelconque intérêt. Ils sont des mots. Ils deviennent des maux. Ils sont l'ennui, la paresse, la
puérilité. Ils sont passifs, ils attendent l'éclair de lumière qui rendra vie à leurs neurones. Mais ils sont vides.
Nous, nous sommes des êtres riches. Nous n'attendons pas, nous n'attendrons jamais, parce que nous savons que nous valons tout l'or du monde.
Emmanuelle, Camille, Gabrielle, Franz, Agathe (JD aussi, pour être ton mari), Marion, Antoine, Maÿlis (Eudes sans doute, pour être ton époux aussi), Olivia, Louis-Benoît, Justine, Vivien, Pierre-Alain, Céline, Delphine, Morgane, Alice, Pierre, Alexandre, Julien, Marine, Clémentine, Guillaume, Jessica, Eric, Rachel, Camille, Emilie, Stéphanie, Brice, j'en oublie certainement...
Nous sommes grands.